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Discours d’étudiantes : « Les palliatifs à la précarité étudiante… »

Les palliatifs à la précarité étudiante : entre complexité et carence d’investissements institutionnels

 

Intervention des étudiant·es de la clinique, promotion 2021-2022, représenté·es par Ninon Henry et Sofia Touhami, lors du colloque organisé par la Street Law Clinic le 23 juin 2022.

 

Nous sommes réunis aujourd’hui pour parler du travail que nous avons fourni tout au long de cette année à la Street Law Clinic. Cette expérience nous a mises dans le bain de la pratique du droit, qui manque fortement dans nos cursus universitaires. Cette expérience nous a formées au droit de l’aide sociale. Nous avons mis à profit notre apprentissage pour le mettre au service des étudiants.

Nous avons souvent eu l’impression de nous battre contre un phénomène plus grand que nous, effrayant à bien des égards : la précarité étudiante.

Afin de rendre honneur à notre travail tout en restant fidèles à l’idée de justice sociale qui a sous-tendu la création des cliniques juridiques[1], il nous semblait évident d’axer notre discours sur ce qui se cache derrière la nécessite-même de l’existence d’une clinique sur le droit de l’aide sociale pour les étudiants : la précarité étudiante et, face à elle, les carences des pouvoirs publics.

 

La précarité est une notion difficile à définir. Elle peut être définie comme une forte incertitude de conserver ou récupérer une situation acceptable dans un avenir proche. C’est donc une incertitude du lendemain[2], un état fragile, instable. Une des définitions classiques du mot « précaire » est « Qui n’est octroyé, qui ne s’exerce que grâce à une concession, à une permission toujours révocable par celui qui l’a accordée. »[3]. Pour les étudiants, cette définition a tout son sens : la dépendance des étudiants envers les ressources de leurs parents est en elle-même une forme de précarité[4].

 

Il nous faut tout d’abord faire un constat : la précarité étudiante peut être analysée relativement aux chiffres des PIIS pour les étudiants. Ainsi, en décembre 2021, le SPP intégration sociale comptait 25.507 PIIS étudiant pour 11.521.238 habitants en Belgique. Dans le respect d’une série de conditions, les étudiantes et les étudiants ont droit à un soutien financier et/ou matériel de la part des CPAS. En Belgique, le nombre d’étudiantes et d’étudiants aidés par un CPAS a presque triplé en 15 ans : il est passé de 8.913 en janvier 2007 à 25.507 en décembre 2021. Ce chiffre est important. Et pourtant, un nombre important de bénéficiaires potentiels, c’est-à-dire d’étudiantes et d’étudiants dans le besoin, ne perçoit pas ces aides. En sciences sociales, ce phénomène est qualifié de « non-recours aux droits ». En 2017, 5,2% des étudiantEs étaient bénéficiaires du revenu d’intégration.

À Bruxelles plus précisément, 39% des bénéficiaires du RI ont entre 18 et 24 ans.

Pour ce qui est du montant perçu, le RI au taux isolé est de 1115,67 euros depuis le 1er mai 2022, alors que le seuil de pauvreté en Belgique est de 1287 euros.

 

Quelles causes trouver à la précarité étudiante ? La première cause est la persistance des inégalités sociales en général. La précarisation des familles a pour conséquence logique l’aggravation de la précarité étudiante[5].

Bien évidemment, en termes de précarité, nous ne sommes pas égaux. La précarité est donc à aborder de manière intersectionnelle : la précarité est d’autant plus violente quand elle s’ajoute à un handicap ou à des discriminations raciales, de genre ou d’orientation sexuelle. Mettons donc en perspective les différents facteurs de discrimination que nous connaissons actuellement dans la population de l’ULB pour comprendre[6] :

  • 53,8%, donc plus de la moitié des étudiantEs d’origine sociale populaire de l’ULB, c’est-à-dire dont le diplôme le plus élevé obtenu par au moins l’un des deux parents est soit pas de diplôme, diplôme d’enseignement primaire, diplôme d’enseignement secondaire inférieur, diplôme d’enseignement secondaire supérieur technique, artistique ou professionnel, sont en situation financière difficile ou très difficile…
  • alors que seulement 32% des étudiantEs d’origine sociale favorisée de l’ULB, càd dont le diplôme le plus élevé obtenu par au moins un des deux parents est un diplôme d’enseignement
    supérieur de type long (licence, master, etc.), rencontrent des difficultés financières.
  • Les étudiantEs d’origine sociale populaire qui ne vivent pas chez leurs parents reçoivent en moyenne 195,3 € par mois de leurs familles….
  • …alors que les étudiantEs d’origine sociale favorisée qui ne vivent pas chez leurs parents reçoivent en moyenne 405,8 € par mois de leurs familles.
  • Au niveau du logement, les étudiantEs d’origine sociale favorisée sont une plus grande proportion à disposer d’un lieu calme pour étudier chez eux (15,35% des étudiants d’origine sociale populaire n’ont pas de logement calme contre 7,25% des étudiants d’origine sociale favorisée) et d’une chambre individuelle (21,15% des étudiants d’origine sociale populaire n’ont pas de chambre individuelle contre 11% des étudiants d’origine sociale favorisée).
  • Au niveau de l’origine (=descendantEs d’immigrantEs) : 62,1% des étudiantEs d’origine d’un pays d’Afrique subsaharienne ont des fins de mois difficiles à très difficiles. Cela concerne 52,9% des étudiantEs d’origine maghrébine, 45,3% d’origine d’un pays hors Europe, 37% d’origine d’Europe de l’Est, contre 28% d’étudiantEs d’origine belge.
  • Discrimination raciale à l’ULB : 15,2% des étudiantEs maghrébinEs et 10,4% des étudiantEs d’Afrique subsaharienne déclarent avoir déjà subi des discriminations liées à leurs origine, nationalité, couleur de peau ou religion à l’ULB.

En outre, comme l’a souligné Lucas Van Molle, président de la Fédération des étudiants francophones, l’étudiant précaire doit être le secrétaire de sa propre situation : “Il existe un tel éclatement des aides qu’il doit entreprendre des démarches multiples pour, d’une part s’y retrouver dans les aides auxquelles il a droit et, d’autre part, tenter de les obtenir”[7].

Et même si l’étudiant finit par comprendre comment postuler à une aide sociale, l’obtenir est tout sauf chose aisée. Les CPAS jouissent en effet d’un très grand pouvoir d’appréciation pour plusieurs des conditions d’octroi de l’aide sociale. Certains CPAS jugent bon de faire cesser les aides une fois qu’ils estiment que l’étudiant a suffisamment étudié, même si ce « suffisamment » est la BA3. Parfois déconnectés des réalités, ils brisent en plein élan certaines aspirations académiques et mettent en péril la vie professionnelle d’étudiants qui ont besoin d’être solidement formés pour espérer pratiquer le métier qui les fait rêver.

Cette année, un CPAS a par exemple refusé d’aider un étudiant que je suivais à financer son master en criminologie à l’ULB, estimant que ce master n’apportait que peu de débouchés supplémentaires et que le bachelier en droit en haute école qu’il venait d’obtenir était suffisant pour trouver un emploi sur le marché du travail.

 

La condition de « disposition au travail » (suivant directement la jurisprudence concordante en la matière) pour les étudiants demandeurs est un frein supplémentaire à la réussite du parcours académique. Pourtant on sait que mêler travail et études supérieures diminue nécessairement les chances de réussite et de parcours sans accidents, comme l’indiquent les chiffres de l’OVE cités plus tôt.

 

Les étudiants demandeurs d’aide sociale sont ceux à qui l’on demande le plus d’être exemplaires : si tu as les moyens financiers, tu auras droit au choix et à l’erreur jusqu’à atteindre le seuil de non-finançabilité ; si tu n’as pas les moyens suffisants, ton droit au choix dépendra du CPAS sur lequel tu tomberas. Tu auras par contre la chance de ne plus devoir rembourser ta bourse en cas d’échec ; merci aux étudiants de la Fédération des étudiants francophones pour leur lutte dans ce domaine[8]. L’aide sociale qu’on consent à fournir aux étudiantEs reste parfois présentée comme un énorme cadeau accordé par notre système pour lequel ils devront souvent payer cher, à la sueur de leur front. Comme le dit très bien Renaud Maes, « l’effort et le talent constituent les deux mythes fondateurs, souvent liés, de la doxa du mérite, ce discours dominant qui ignore les inégalités socioculturelles face à l’enseignement supérieur ».

Qui sommes-nous, pour entraver le libre parcours d’aspirants à une vie meilleure, au seul prétexte que leur précarité ne justifierait pas de les laisser choisir eux-mêmes comment ils agenceront leur avenir ?

 

Ne vous détrompez pas, nous sommes heureuses et fières d’avoir participé à la Street Law Clinic en droit social cette année. Il nous semble que la clinique a permis de donner une information claire aux étudiantEs qu’elle a aidéEs et que connaître ses droits est le premier pas pour les faire valoir. Nous pensons aussi que l’accompagnement que nous avons tâché de fournir aux étudiantEs leur a probablement permis de se sentir soutenuEs et moins découragéEs face aux difficultés dans lesquelles iels se trouvaient.

Les initiatives telles que la Clinique ne sont pas seulement utiles, elles sont nécessaires. Nécessaire pour affronter la machine administrative. Nécessaire pour cultiver la solidarité et mettre en lien des connaissances juridiques abstraites avec des personnes qui ont des besoins concrets.

Mais ces initiatives ne sont que des palliatifs, certes subsidiés, à une carence des pouvoirs publics de rendre ses institutions efficaces et pleinement accessibles, et d’assurer que les conditions d’octroi de ses aides soient claires.

 

Une des premiers moteurs d’action de la Street Law Clinic est de lutter pour une plus grande homogénéité des pratiques des CPAS dans l’application de la loi. Ces pratiques varient en fonction des communes, et de leurs majorités politiques. Elles ne sont pas pour autant toujours illégales. Parfois, les CPAS font usage de la marge d’appréciation qui leur est reconnue en vertu du principe de l’autonomie locale. Mais ces différences de traitement sont à la source d’insécurité juridique. Elles créent par ailleurs des inégalités entre les étudiantes et étudiants qui sont d’autant plus difficilement justifiables que l’aide sociale est le dernier filet de sécurité.

 

En outre, le plan de lutte contre la précarité de la Fédération des étudiants francophones, qui est l’aboutissement de plusieurs années de consultation sur le terrain, formule des revendications qu’il nous paraît nécessaires d’appuyer, au vu de notre expérience en tant qu’étudiantEs de la Street Law Clinic :

  • l’augmentation du taux du RIS qui, malgré une augmentation le 1er janvier 2022, se situe toujours en dessous du seuil de pauvreté ;
  • la liberté de l’étudiantE de choisir son cursus ;
  • la liberté de l’étudiantE de se réorienter ;
  • la possibilité de travailler sans se voir diminuer le montant de son RIS ;
  • des conditions de réussite des études plus souples, non-discriminatoires en fonction des études choisies et surtout, uniformisées.

Ces revendications spécifiques aux CPAS ne sauraient être prises seules. L’action des politiques publiques doit aussi prendre en compte les postes de santé, de précarité menstruelle, de transport, de logement, de bourse d’étude et de coûts d’inscription.

 

Après avoir travaillé un an à la compréhension de l’accessibilité au CPAS, une question nous hante, et nous aimerions connaitre la position des ministres à ce sujet. Notre question est la suivante : au regard de vos politiques, estimez-vous que l’enseignement supérieur doit être un moyen d’émancipation individuelle ou appuyez-vous au contraire que l’enseignement supérieur doit servir de moyen à la reproduction des inégalités sociales ? Et, surtout, si votre réponse théorique est la première comme nous le suspectons, quelles sont vos propositions pour que notre société évolue effectivement dans cette direction plutôt que dans celle de la persistance des inégalités ?

 

 

Références

[1] Site du Réseau des Cliniques Juridiques Francophones : https://www.cliniques-juridiques.org/les-cliniques-juridiques/une-clinique-juridique/ et https://www.cliniques-juridiques.org/revue/volume-3-2019/les-modeles-de-cliniques-juridiques/.

[2] Régis Pierret, « Qu’est-ce que la précarité ? », Socio [En ligne], n° 2, 2013, http://journals.openedition.org/socio/511.

[3] https://www.cnrtl.fr/definition/pr%C3%A9caire.

[4] Julien Scharpé, « D’où provient la précarité étudiante ? », La Revue Nouvelle, vol. 8, n° 8, 2016, pp. 9-12.

[5] Renaud Maes, « Est-ce qu’on ne ferait pas un salaire étudiant? », vidéo réalisée par Le Forum, 2021, https://vimeo.com/656612574.

[6] Observatoire de la vie étudiante de l’ULB, « Enquête sur les ressources économiques des étudiant·es », 2021, https://www.ulb.be/fr/l-ulb-s-engage/ove.

[7] Stéphanie Devlésaver (CBCS), « La précarité étudiante, de quoi parle-t-on ? », Bruxelles Informations Sociales, n° 179, décembre 2021, p. 10.

[8] FEF, « La FEF obtient l’annulation des remboursements des allocations », 2020, https://fef.be/2020/01/16/la-fef-obtient-lannulation-des-remboursements-des-allocations/.

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